Technopolitique
Asma Mhalla
Seuil / 2024
I’m not a number. I’m a free man
« Connaître et penser, ce n’est pas arriver à une vérité certaine, c’est dialoguer avec l’incertitude. » Edgar Morin, 1999 (p.244)
Asma Mhalla, spécialiste des enjeux politiques et géopolitiques de la Tech et de l’IA, est à juste titre très présente dans les médias pour nous éclairer sur les liens entre technologies et sciences politiques et affirmer puisque c’est encore nécessaire que ces technologies ne sont pas neutres : « La dislocation de l’intime est fondamentalement politique ». Il en résulte un « phénomène d’atomisation des individus » dans une société de masse individualisée. (p.49)
Cela conduit à intérioriser de nouvelles normes et de nouveaux « comportements particuliers et collectifs plutôt que la contrainte directe. (…)
Cette gouvernementalité algorithmique suppose un nouveau régime de vérité postulant que chaque individu est par défaut potentiellement coupable jusqu’à preuve du contraire. Et la rhétorique sécuritaire est une forme auto-légitimation (collecte de données et techno-surveillance). Cela donne liberté contre sécurité contre vie privée. Au fond, l’ère de l’information totale dopée à des algorithmes hyper-déterministes est un renoncement. À la pensée complexe, à la nuance, à la réflexion, à l’imaginaire, à l’effort. » (p.221-222)
« Il faudrait rappeler le droit absolu à l’indétermination qui est le droit de ne pas savoir, de ne pas prévoir, de ne pas être réduit ou assigné. C’est la condition de possibilité du choix, du hasard, de la contingence, de l’imprédictible, de l’ingouvernable, de l’incontrôlable, de l’inclassable, de l’incertain, de la complexité irréductible. De la liberté. De la responsabilité. » (p.241-242) face à une « pensée diluée, neutralisée dans la masse. Elle devient simulacre de pensée. (…) la Technologie Totale nivelle : tout se vaut (…) Tout s’entend, rien ne s’écoute. Tout se lit, rien n’imprime. Tout se parle, rien ne se dit. » (p.37)
A.Mhalla cite (p.29) Olivier Dollfus, dans L’espace géographique (PUF, 1970) : « Lorsqu’on change d’échelle, les phénomènes changent non seulement de grandeur mais de nature. » Dès lors, l’analyse doit dépasser la logique de silo (point de vue technique, point de vue économique, point de vue comportemental) pour avoir une vision holistique qui englobe les sciences politiques et les sciences humaines et sociales. Manque toutefois et dans tous les essais concernés la dimension culturelle et artistique que nous revendiquons comme outil d’analyse approprié. La vision industrielle a ses nombreux angles morts or « la technologie avance par et pour elle-même, mais tout en étant orientée par ceux qui la conçoivent, et inversement, dans une boucle de rétroaction infinie. (…) elle est insécable, universelle, verticale, systémique. » (p.32)
« Les socles technologiques et algorithmiques ne sont pas un simple empilement de fonctionnalités neutres. Leur conception, les arbitrages qui les précèdent, les finalités qu’ils poursuivent sont porteurs d’une certaine vision du monde. Dans la course mondiale aux normes, les lignes de démarcation portent sur les valeurs, les projets de société, l’architecture politique et technologique que l’on y associe. (p.227)
Cet essai (à mettre en regard avec ceux de Soshana Zuboff et Olivier Alexandre par exemple) est largement commenté parce qu’il permet de saisir les enjeux liés aux industries numériques et que le timing ne pouvait pas être plus pertinent au moment où pas une journée ne se passe sans une info nouvelle sur l’intelligence artificielle.
« Dans ce contexte, l’IA constitue le socle technologique et progressivement civilisationnel des sociétés hypermodernes (…) dont les BigTech sont l’infrastructure. (…) qui procède à la mise en donnée systématique du monde qu’elle désigne comme une MétaStructure (…), un véhicule idéologique qui ne s’affiche pas comme tel. Liquide dans sa forme, solide dans son intention. Elle est le pendant matériel et invisible de nouvelles structures de contrôle politique et social, un ensemble de dispositifs techniques du pouvoir. » (p.40-43)
Avec Technopolitique, la « critique » française s’enrichit d’un nouvel apport éclairant et nécessaire grâce à Asma Mhalla dont je recommande le podcast CyberPouvoirs qu’elle a produit et animé, à l’été 2023 sur France Inter.
https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/cyberpouvoirs
« Nous voulons des renseignements.
Vous n’en aurez pas.
De gré ou de force vous parlerez.
Qui êtes-vous ?
Je suis le numéro 2.
Qui est le numéro 1 ?
Vous êtes le numéro 6.
Je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre ! »
Le Prisonnier (1967)